La toute première fois que j' ai entendu
du rock n' roll, c' était en Décembre 1972.
Je traînais dans ma chambre, occupé à ce à
quoi les adolescents s' occupaient à l' époque
- à tourner en rond. A la radio, le Hit-Parade
d' Europe 1 déroulait sa litanie habituelle,
de la variété française à double teneur de
roucoulades. Jean Loup Lafond présentait le
classement des ventes, ville par ville. Des
sucreries bien appuyées : Sheila et Ringo, Patrick
Juvet, Claude François, que des gens bien
coiffés, manucurés, très frais, tout propres.
Ce qu' on entendait sur Europe 1, on le voyait le
Samedi soir, à la télé, chez Maritie et Gilbert
Carpentier, les grands pontes de la variété
musicale hertzienne made in France.
Pour moi, l' émission de Jean Loup Lafond
n' était rien de plus qu' un fond musical.
Et puis, là, tout à coup, au beau milieu du sirop
de glucose coulant le long des ondes à la façon
de lianes betteravières, commencent à siffler des
guitares. Le son est râpeux, distordu. Plus rien à
voir avec les mandolinades. Mes oreilles sont à
fond, tendues comme si une paire d' oreilles filles
s' apprêtait à les embrasser. Ouaorfff !! Qu'
est-ce que c' est ? Que s' est-il passé, là,
maintenant ? Qu' est-ce qui a basculé dans le
monde en trois secondes ? ... Moi !
Les guitares électriques insistent. Elles
construisent un barrage de son, un mur de son.
Et le chanteur ... il hurle ! Il a une voix curieuse,
eraillée comme le fond d' une casserole après le
passage de la paille de fer. La batterie sonne
clair - il me semblait n' en avoir jamais entendu
avant ça - les types en question tapent les
choeurs, balancent de petits solos jouissifs, s'
époumonent pendant 30 secondes sur la même
phrase en fin de morceau, rejoints semble-t-il
par quelques centaines de personnes du
public.... J' ai changé de planète... Je viens de
découvrir le rock n' roll.
J' avais 13 ans. J' ai 65 ans. J' écoute toujours du
rock. Ça me rend heureux comme au premier
jour.